Ce texte a été publié en 2021 dans « Variabilité, mutations, instabilité des créations contemporaines« , sous la direction de Christine Buignet, Anne Favier, Carole Nosella, aux Presses Universitaires de Provence, dans la collection ARTS.
Les artistes plasticiens sont, un jour ou l’autre, confrontés à la question très matérielle du stockage de leurs créations. Cette question peut devenir un véritable casse-tête selon les formes que prennent leur travail ou si leur production est quantitativement importante. Un jeune artiste vidéaste n’a certes pas les mêmes difficultés de stockage qu’un sculpteur qui travaille depuis cinquante ans et privilégie les formats imposants, néanmoins, pour chacun, la préservation et le stockage des productions est susceptible d’être une question, voire un problème. Lorsque je suis confronté à la problématique de leur stockage, il est évident que mes créations m’apparaissent dans leur matérialité, en tant qu’objets ou informations à conserver. Ce souci de la conservation met en évidence ce qui, en elles, demeure, leur part de permanence. Pourtant, qu’il y ait variabilité, mutation, instabilité des créations contemporaines est également une évidence : toute proposition artistique est ancrée, située, attachée aux contingences de son apparition, de son élaboration, de sa monstration et de sa réception. Aussi, face à mon propre stock, afin de tenter de saisir – au-delà de ce qui se maintient – ce qui mute et est instable, j’envisage de revenir sur trois propositions artistiques, trois projets étalés dans le temps, dont la réalisation m’a fait faire l’expérience de cette articulation entre permanence et variabilité
Tirant d’air
Première proposition. Il s’agissait de montrer dans deux expositions successives, en deux lieux différents, des travaux plastiques s’inscrivant dans une même recherche. S’appuyant sur l’entremêlement des registres formel, politique, juridique et verbal qui constitue toujours cet objet symbolique qu’est le drapeau, cette recherche se présentait sous la forme d’installations vidéos montrant qu’il y a de l’imprévisible à se référer à un ordre, quel qu’il soit. La première exposition s’est tenue au Centre d’art contemporain Passages de Troyes au printemps 2006, la seconde, en automne de la même année à la Maison d’art actuel des Chartreux, à Bruxelles, où j’habitais.
Initialement, il s’agissait pour moi de proposer la même exposition ; de rendre ces travaux publics à Bruxelles après Troyes, de faire en sorte que les amis bruxellois qui n’avaient pas fait le voyage puissent les éprouver. Évidemment, l’espace étant différent, je savais que l’exposition le serait également, mais il me semblait que les vidéos qui y seraient montrées seraient bien identiques dans les deux lieux. Un DVD a été édité conjointement par le CAC Passages et par la MAAC. Ce DVD était en quelque sorte le catalogue de l’exposition. Son existence même témoigne d’une conception de l’œuvre vidéographique laissant supposer une certaine permanence du film vidéographique : que l’on puisse le voir chez soi, sur un écran d’ordinateur ou une télévision, en grand ou en petit, dans le noir ou avec de la lumière, en levant la tête ou la baissant, concentré ou distrait. Reprenant les mots de François Truffaut à propos de l’économie du cinéma et de sa réception, bouleversées par le développement des cassette VHS, Claude Berri disait :
Je n’aimerais pas voir pour la première fois un film en vidéo ou à la télévision. On voit d’abord un film en salle. Cinéma et vidéo, c’est effectivement la différence entre un livre qu’on lit et un livre qu’on consulte. Pour moi, comme cinéphile, la vidéo bouleverse ma vie. Prenez Sérénade à trois de Lubitsch par exemple, avant s’il passait quelque part j’y allais, sachant que je devrais attendre peut-être deux ans avant de pouvoir le revoir. Depuis, il m’arrive de le visionner trois fois dans la même semaine. Avoir un film en vidéo m’en donne une connaissance beaucoup plus intime. En tant que cinéphile, je suis un fanatique de la vidéo2.
La question du contexte de réception d’une œuvre cinématographique peut sembler aujourd’hui dépassée. On regarde un film de toutes les manières possibles. Le reste, la manière dont on vit cette rencontre avec le film sur tel ou tel support devient une question personnelle. Néanmoins, ces évolutions des comportements et des usages (ainsi que des rapports de pouvoir au sein de l’économie des médias) ne me semblent pas avoir complètement épuisé la question. Voir un film sur un smartphone ou dans une salle de cinéma est possible, mais s’agit-il de la même chose ? Du même film ? Pour Raymond Bellour, voir un film au cinéma ou dans un musée, ce n’est pas la même expérience, « on ne sent ni ne pense vraiment les mêmes choses. Bref ce n’est pas le même corps3 ». Un dispositif de réception précis est « la condition d’une expérience unique de perception et de mémoire, définissant son spectateur4 » et permettant que l’on parle de cinéma. En dehors de ce dispositif, il s’agit d’autre chose. Et cette question de dispositif n’est pas uniquement liée au cinéma. Certains compositeurs conçoivent leur musique pour un dispositif précis de réception et parfois de création. Nicolas Frize par exemple ne diffuse rien en dehors des concerts, interdit les enregistrements et refuse toute édition de ses créations. Pour lui aussi le contexte semble faire partie intégrante de l’œuvre. Pour ma part, je prenais l’exposition de Troyes, comme une première présentation publique du travail. Je n’avais pas anticipé qu’elle allait modifier mon rapport aux vidéos qui y étaient montrées. À force d’être dans un rapport d’intimité avec les vidéos, de cette intimité du travail qui manipule, modifie, dilate, contracte, coupe, superpose, la perception s’imaginarise. L’auteur vit avec ses vidéos lorsqu’il les travaille. Il les quitte lorsqu’il arrête de monter, puis il les retrouve, continuellement, comme on retrouve une personne. Le temps passé à leur contact finit par leur conférer une consistance, certes imaginaire, une existence, semblant indépendante de toute manifestation. L’expérience de l’exposition s’oppose à cette perception. Elle me fait voir ces vidéos autrement. Elle m’apparaissent différentes de ce que je pensais qu’elles étaient. La mise en espace de Troyes constitue pour moi une mise à distance, me permettant de saisir quelque chose de la réception possible de ce travail. La spatialisation des travaux provoque un nouveau montage entre les différentes vidéos. Elle permet de comparer, de voir en même temps, de décider du moment où l’on se retourne. En un sens, l’exposition est comme un montage, car à la linéarité des flux vidéo s’ajoute la linéarité de ma visite de l’exposition. Mais en un autre sens, elle en est la négation car elle rompt la logique successive du flux de la vidéo par la manière dont chaque élément spatial vient nous en distraire.
Que le DVD « Tirant d’air » constitue la trace de ce qui a été montré alors qu’il a été gravé avant même que la première exposition ne soit montée m’intéresse. Que ce qui, dans le réel d’un temps successif, a lieu avant, apparaisse imaginairement comme un après-coup, et, si possible, réellement comme l’après-coup de la réception me convient bien car quelque chose se joue entre le temps de la conception, celui de la production, et celui de la réception. Ce que je prends pour désessentialisation de l’œuvre en passe par une délinéarisation du temps.
Idéalement, l’exposition de Bruxelles aurait dû se voir dans son rapport à celle de Troyes. Idéalement il ne fallait pas la voir comme une présentation autonome, mais comme une mise en mouvement de la première occurrence.
EXIT 5
Seconde proposition. EXIT a d’abord été un projet de film qui ambitionnait de montrer les frontières internes à l’Europe au moment où elles s’abandonnent. Il était question de saisir à la fois le moment d’abandon et ce qu’il implique de maintien d’un ancien ordre.
Une frontière ici (au « centre » de l’Europe) ou là (au bord de l’Europe) n’étant pas la même chose, il sera question de voyager de proche en proche, des frontières du « centre » aux frontières de l’extérieur. Il sera question de visée, de voyager vers quelque chose, une limite, la franchir, et pourtant toujours voyager vers, celle-ci ou une autre.
Ces phrases sont extraites du dossier de présentation du projet, à l’époque où je cherchais un financement. Chercher de l’argent implique d’annoncer ce que l’on suppose que l’on va faire. Un dossier est presque toujours une anticipation d’un certain résultat. En ce sens, le dossier est une projection que l’on retrouve dans la phrase « il sera question de visée, de voyager vers… » alors que la logique du travail, sa réalité concrète, me semble être plutôt présente dans la phrase précédente : « voyager de proche en proche ». À relire ces phrases, je vois une tension, voire une contradiction entre deux approches, qui m’avaient échappé à l’époque. Entre la visée et la dérive… Le financement obtenu a permis de partir trois semaines sur les routes européennes pour filmer ces frontières avec un cameraman et un preneur de son. À la linéarité du dossier qui avait pour visée la réalisation du film, s’ajoute la linéarité du calendrier de tournage, des rendez-vous qui y étaient associés, et du voyage lui-même.
Le temps du montage, s’il est solitaire, est pour moi un temps de vagabondage, durant lequel le temps de la vision ne coïncide nullement avec celui de l’élaboration, de l’association, de la reprise… Mais j’ai également travaillé avec un monteur qui a tenu compte de la logique narrative du film, de la vitesse de défilement des images, de la capacité à saisir quelque chose dans ce défilement. Il a fallu faire des choix, réduire les bifurcations, linéariser le film.
Une fois réalisé je pouvais soutenir qu’il s’agit d’un film qui se tient au bord de deux champs : celui du cinéma et celui des arts plastiques. Cette position fragile, ou à tout le moins instable, faisait partie du projet puisqu’il s’agit, dans ce film, de s’intéresser aux frontières, aux limites. L’aventure du film m’a permis de mesurer un certain écart : comme plasticien, j’aime avancer en aveugle, à tâtons, en cherchant ce que les choses seront, tandis que comme cinéaste, il est nécessaire d’avoir un projet, de verbaliser, de dire à l’équipe ce que l’on attend d’eux… Cette différence fondamentale se redouble d’une conception particulière de la temporalité, d’un rapport différent entre le temps du faire et le temps du voir. En arts plastiques, le plus souvent, si l’œuvre se présente en un instant, elle se déplie ensuite dans la temporalité de son exposition. Le temps du faire s’est comme cristallisé dans l’œuvre et ne demande qu’à se redéployer sous le regard du spectateur et de son désir. Il peut y mettre le temps qu’il veut, ou abandonner rapidement la partie… Dans un travail cinématographique, il est nécessaire de tenir compte du fait que le spectateur est emporté par le flux des images. Ceci conduit à élaguer, resserrer le propos, abandonner les chemins de traverse au profit de ce qui concourt à une visée, de ce qui converge vers ce qu’il est convenu d’appeler le sujet.
Quelque chose n’allait pas. La linéarité du film renvoyait un peu trop à la linéarité de la ligne-frontière. Or ce travail avait du sens, à doter cette ligne d’une épaisseur permettant de saisir que s’y articule une dimension imaginaire, symbolique et réelle. Il me semblait nécessaire de produire une division. Un projet d’édition a alors été mis en place afin de rendre au film ses chemins de traverse, de réintroduire de la divergence là où la convergence s’était imposée. Le livre reprend les images, textes et voix du film, en y ajoutant des éléments qui en avaient fait partie à un moment donné, et en avaient été retirés ensuite, ou des éléments restés à sa périphérie. Il ne s’agit pas de faire un journal du film, de sa réalisation, mais plutôt de réintroduire des lectures croisées. Il s’agit d’importer la temporalité de la plasticité dans un projet vidéographique.
On peut dire qu’il y a deux versions du même projet, chacune ayant son propre angle d’approche, son propre point de vue, lié à ce que le média permet. Une version n’est pas supérieure à l’autre. Une version n’est pas le complément de l’autre. Elles sont différentes et coexistent. Le livre contient de nouvelles choses. Des textes, des images appartenant à d’autres séries, des photos de repérages, des propositions de développements qui n’ont pas été poursuivies, des propositions graphiques.
Dans cette seconde expérience l’inscription du projet en un autre média apparaît comme une nécessité à partir de sa première actualisation : la réalisation du film. Il y a donc comme une frustration, une insatisfaction, un ratage, qui implique une autre manière. Non pour s’y substituer, mais creuser un écart entre les deux formes.
Dans le projet évoqué ci-après, ce manque est apparu dès l’amorce du travail, et le caractère multimodal de ses actualisations s’est imposé comme une nécessité dès l’abord….
Classement diagonal 6
Troisième proposition. Il ne s’agit plus d’une exposition qui semble en répéter une première, ni d’un livre qui s’ajoute à la linéarité d’un film, il s’agit d’un travail qui procède de proche en proche, par rebonds, et en oblique, travail qui se construit sur la mise en rapport d’informations, de faits, d’images, de récits, de documents, et qui dès lors peuvent se montrer de différentes manières, s’actualiser en différentes formes.
Habitant depuis quelques années en périphérie de Bruxelles, dans la commune qui se nomme Waterloo, j’ai appris que la première chose que l’État belge a décidé de protéger en vertu d’une loi, fut le champ de sa célèbre bataille. C’était en 1914. Ceci m’a suffisamment étonné pour me mettre au travail. Le champ de bataille étant traversé par une nationale, je le longeais parfois en voiture. Je m’y suis promené une fois ou deux. Mais je ne m’y étais jamais intéressé. Pourquoi protéger un champ de bataille avant tout autre monument ? Comment ce classement fut-il rendu possible ?
En lisant les débats parlementaires, j’ai mesuré que différents arguments reposant parfois sur des raisonnements opposés étaient avancés par les Représentants. Certes il y avait une cause apparente : la construction en 1912 d’un panorama7 réalisé par le peintre français Louis-Jules Dumoulin. Mais cette cause, faisant partie du discours officiel, n’a été reprise que par un seul orateur lors des discussions parlementaires. Tous considéraient le Panorama de la bataille de Waterloo peu respectueux du cimetière qu’est le champ de bataille, et jugeaient qu’il fallait empêcher que d’autres constructions semblables ne viennent à l’avenir transformer ce lieu de recueillement en une attraction foraine, mais les discours avançaient d’autres raisons justifiant la nécessité de prendre cette mesure de protection du champ de bataille. Pour certains, il était comme un document naturel qu’il fallait conserver pour que les militaires puissent continuer de l’étudier, pour d’autres il était un repoussoir qu’il fallait garder comme trace de l’abomination de la guerre afin d’éviter qu’elle se reproduise (nous sommes en 1914), pour d’autres encore, il fallait le conserver pour favoriser le tourisme ; et toutes ces raisons pourtant contradictoires ont abouti au vote de la loi pour la préservation du champ de bataille de Waterloo.
Voulant en savoir plus, je me suis intéressé à l’auteur du Panorama décrié, Louis-Jules Dumoulin. Il fut commissaire de la partie Beaux-Arts des deux expositions coloniales de Marseille (1906 et 1922), fondateur et président de la Société des Peintres Coloniaux français, connu pour avoir réalisé le Panorama du Tour du Monde lors de l’Exposition universelle de Paris en 1900. L’attraction a été visitée et tellement appréciée par le roi des Belges, Léopold II, qu’il demandera à l’architecte Alexandre Marcel qui avait bâti l’édifice de construire à Laeken, dans le jardin de son palais, une tour japonaise et un pavillon chinois identiques à ceux qui composaient le palais du « Tour du Monde ». Léopold II et Dumoulin semblent partager un même intérêt pour les colonies et les expositions universelles.
En 1998, le Panorama de Dumoulin, cause du classement du champ de bataille, est à son tour classé. L’arrêté de classement attribue des qualités artistiques dites « indiscutables » à la toile peinte par Dumoulin : notamment la qualité des raccourcis et son sens du mouvement. Ce retournement de situation en ce qui concerne la valeur et le révisionnisme historique m’interpelle.
Autour du champ, très vite après la bataille de 1815, des établissements destinés à accueillir les visiteurs ont été construits. Dans le jardin de l’un d’entre eux, appelé « le 1815 », se trouve un mini-golf abandonné, jugé sans valeur par les propriétaires actuels. J’ai retrouvé la petite fille de l’ancien propriétaire, par ailleurs concepteur de ce mini-golf abandonné. Le mini-golf racontait la bataille de Waterloo. Les obstacles étaient des maquettes à l’image des fermes fortifiées qui se trouvent sur le champ de bataille et dans lesquelles on s’est battu. La balle devait passer l’obstacle. Par ailleurs si le mini-golf est une imitation miniature du golf, il en est également sa démocratisation. Le jeu du golf repose notamment sur l’étude des pentes de terrain. En protégeant le champ de bataille on permettait aux générations futures d’étudier les pentes du terrain dans un but de stratégie militaire pourtant déjà d’un autre temps. Curieusement la région autour de Waterloo comporte la plus grande concentration de golfs de Belgique…
J’arrête ici la dérive qui est beaucoup plus longue car, on le voit déjà, il ne s’agit plus ici de se diriger vers un point, comme je pouvais poursuivre la frontière envisagée comme un horizon, mais plutôt de construire un ensemble de relations afin de faire exister quelque chose de cette réalité. Or lorsque je parle ou que j’écris, même si j’essaye de passer d’une proposition à l’autre, j’en suis réduit à une forme de linéarité : celle de l’énonciation. Et cet ordre de l’énonciation conduit, à mon sens, à considérer que l’antériorité d’un énoncé se charge, malgré lui, d’une valeur de causalité, alors qu’il s’agit plutôt, selon moi, de contingences et de coexistences. Voilà le problème. Les tensions qui sont à l’œuvre lorsqu’un événement arrive, la certitude qu’il aurait pu ne pas arriver avant son avènement, disparaissent lorsqu’il est advenu, comme s’il devait nécessairement advenir. Ainsi en est-il d’une élection par exemple. Avant l’élection, les rapports de forces sont en tension. Après, l’on se demande comment il se fait que tel peuple ait voté pour tel dirigeant. Or, si je prends pour exemple les dernières élections présidentielles américaines8, il eut suffi que le système de comptage des voix soit légèrement différent (un peu plus proportionnel au nombre de votants) pour que le résultat soit différent. Alors, plus personne ne se serait demandé « pourquoi les Américains ont-ils votés pour Donald Trump ? ». La question ne se poserait plus. Et je ne crois pas que la question inverse, « pourquoi les Américains ont-ils voté pour Hillary Clinton ? », se serait posée en cas de victoire de cette dernière. La cause d’un événement est réévaluée à l’aune de ses conséquences (et de son étrangeté), comme si, face à l’importance des conséquences, il ne pouvait y avoir que des causes importantes.
Revenons au champ de bataille en évitant soigneusement la question de la cause de la victoire des uns ou de la défaite de l’autre. Le travail plastique issu de ces réflexions et de ces relations a été montré dans une exposition9. Il y avait des textes sur les murs (neuf récits), des images, des tissus, des vidéos, des documents, des étiquettes (neuf définitions) et, deux manières d’entrer dans l’espace d’exposition.
Selon que l’on entrait d’un côté ou de l’autre, l’on commençait la visite par l’histoire de la Tour japonaise de Léopold II et les zoos humains des expositions coloniales ou par le minigolf abandonné, les minigolfs en général et les golfs. En fonction de ces entrées, l’appréhension de l’installation était différente, les récits que l’on était amené à se faire également. La première sensation, le premier sens qui s’impose à notre esprit produit une première élaboration perceptuelle qui vient organiser la suite des perceptions. On pouvait ensuite poursuivre sur le même mur ou passer au mur en vis-à-vis. Enfin, l’on pouvait également ne pas lire, regarder, se déplacer, ne lire qu’un bout de texte, regarder une vidéo, revenir en arrière… les récits se reconstruisent sans cesse. Il n’y a pas un bon ordre, il y a de la coexistence.
Tout ceci me convenait. Je n’avais pas de frustration à compenser par un livre. Pourtant j’ai décidé de faire un livre à partir de ces matériaux. Je m’étonnais de cette décision car j’étais assez satisfait d’avoir maintenu les récits sans être tombé dans la linéarité de leurs enchaînements. Or, un livre ayant toujours un début et une fin risquait de faire réapparaître cette linéarité que je voulais éviter. De la même manière que le Panorama a été cause première du classement du champ de bataille, la cause apparente du livre Classement diagonal a sans doute été la frustration dont certains visiteurs m’ont fait part.
Lorsque je visitais l’exposition avec des amis, ou lorsque des connaissances la visitaient en sachant qu’il y était question de narration, il n’y avait, me semble-t-il, aucun problème. Si j’étais présent, je les laissais regarder, on se retrouvait à la sortie, on discutait de la proposition. Mais lorsque les visiteurs se rendaient au musée et découvraient l’installation Classement diagonal après avoir vu les deux autres expositions présentes dans le musée, les choses étaient souvent fort différentes. Le rythme relativement rapide de la déambulation dans les autres salles était soudain cassé. Il fallait prendre plus de temps. Beaucoup plus de temps. Ceci mettait le spectateur dans une position inconfortable. Il ne lisait pas tout, ça le gênait, il avait l’impression qu’il y avait trop, qu’il ratait quelque chose. Il était frustré. Et il m’en faisait part en se promettant de revenir un autre jour.
Ce qui m’était raconté ne me semblait pas problématique. Il ne fallait pas tout lire. Il n’y a pas de bonne manière d’appréhender l’installation. Surtout, il n’y a pas une manière qui produirait un récit cohérent, totalisant, où chaque micro-récit s’enchaînerait à l’autre. J’avais alors la sensation que cette frustration du visiteur était plutôt liée à ce qui faisait l’intérêt de la proposition elle-même. Aussi étais-je un peu ennuyé que le spectateur puisse croire qu’il y avait une bonne manière de visiter l’installation, et que cette bonne manière produirait une plus grande homogénéisation, source d’une plus grande satisfaction.
Le livre a sans doute d’abord été une manière de répondre au problème évoqué. Il permettait de rendre au visiteur, devenant lecteur, une certaine maîtrise du rythme de lecture. Ce faisant, il permet de montrer que la question n’est pas là. Que la maîtrise du temps, du rythme de lecture, est sans effet sur les ruptures et associations, parallèles ou sauts, qui sont proposés entre les faits, images, documents, récits. L’organisation est un effet de la coprésence, effet qui ne disparaît pas lorsqu’un ordre est imposé par la succession des pages. C’est en ce sens que le livre est devenu une nécessité. Il affirme que la forme de la spatialisation de l’installation dans l’espace du musée, malgré sa qualité, son intérêt, n’est pas la seule forme, la bonne forme, celle qui est définitive et adéquate à son objet. Le livre affirme qu’une autre forme est possible. Qu’une autre forme est toujours possible.
Le livre, se référant à l’exposition sans rien en montrer, permet quelque chose comme une dé-coïncidence entre cette forme-ci et toutes les formes possibles qui seraient également valables. Le livre est ici une occurrence, une actualisation de ces matériaux, qui ne valent que par les actualisations possibles et effectives.
Une traduction n’est jamais seule
Je rencontrais récemment un poète néerlandophone, également traducteur. La traduction m’intéresse, comme une terre encore inconnue, moi qui ne parle que français. Cela me semble si improbable, si impensable, si impossible. Je l’interroge sur l’usure de la traduction, cette assertion commune qui dit que le texte original ne vieillit pas, au contraire de ses traductions.
Il me parle de la polysémie des textes, que toute traduction implique des choix, un point de vue, même en étant au plus près du texte à traduire. Que ces choix, ce point de vue, s’ancrent dans une époque, une communauté, une singularité. Il poursuit en disant que, le plus souvent, une nouvelle traduction ne remplace pas la précédente, mais s’y ajoute et que tout texte a besoin de plusieurs traductions. Il ajoute qu’il n’est pas certain qu’il assumerait cette position publiquement, devant des traducteurs.
Cette idée me plaît beaucoup. Qu’il n’y ait pas de traduction idéale, mais qu’il soit nécessaire d’en cumuler plusieurs. Certes, ceci est peu praticable. On ne peut lire une page d’un traducteur, puis la même page d’un autre et d’un autre encore. Il faut bien avancer dans le texte, rester dans le rythme de la lecture. À moins que, sauter d’une version à l’autre, malgré l’inconfort de la lecture, ne soit justement une autre manière de lire le livre, comme sauter d’une idée à l’autre ne soit une manière de discourir respectueuse du mouvement de la pensée, et sauter d’un fait à l’autre une manière de faire histoire qui se soucie de la complexité du monde.
1 « Tirant d’air » est le titre d’une exposition qui s’est déroulée au Centre d’art Passages de Troyes au printemps 2006, mais également d’une exposition qui s’est déroulée à la Maison d’Art Actuel des Chartreux à Bruxelles en automne de la même année, et du DVD qui a été produit par les deux institutions. https://www.brunogoosse.be/tirant-dair/
2 Retranscription du pré-générique qui introduisait la vision de chaque film de la collection de VHS Les films de ma vie, dirigée par Jean-François Davy et Claude Berri et produite par la société de production Film à film, 1983-1993.
3 Raymond Bellour, La Querelle des dispositifs : Cinéma-installations, expositions, P.O.L, Paris, 2012, p. 16.
4 Ibid., p. 14.
5 « Exit » est le nom d’un projet de recherche artistique qui s’intéresse aux frontières internes à l’Europe au moment où elles disparaissent et à ses frontières extérieures au moment où elles se renforcent. Le projet s’est concrétisé sous la forme d’un film de 28’17 » : EXIT, produit par l’Atelier Graphoui (2011), d’un livre Around EXIT, publié aux éditions La Part de l’Œil (2014) et d’expositions, dont l’installation After EXIT montrée au Namoc de Bejing en 2013. https://www.brunogoosse.be/exit-projet/
6 « Classement diagonal » est le titre d’une installation narrative présentée au BPS22, à Charleroi, de septembre 2016 à janvier 2017, dans le cadre de l’exposition « Panorama », et le titre d’un livre publié aux éditions « La Lettre Volée », à Bruxelles, en 2018. https://www.brunogoosse.be/classement-diagonal-champ-de-bataille-waterloo/
7 Il s’agit d’un édifice imposant abritant une peinture panoramique de 110 mètres de circonférence sur 12 mètres de hauteur qui représente la bataille de Waterloo. Il est situé au cœur du champ de bataille, au pied de la Butte du Lion. Louis-Jules Dumoulin, à l’initiative de ce projet spectaculaire en a exécuté la peinture. Le but affiché était de profiter de l’affluence du public que la commémoration du centenaire de la bataille n’allait pas manquer d’apporter.
8 L’élection du 8 novembre 2016.
9 Se référer à la note 6.