Entretien avec Bruno Goosse, propos recueillis par David Martens
Bruno Goosse est artiste et Professeur de cours artistiques à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles. Sa pratique inclut par ailleurs une part documentaire, de recherche et de production de connaissances. Il a en outre a été personnellement engagé dans les réformes de l’enseigne- ment supérieur de l’art en Belgique francophone ces 25 dernières années, qui ont conduit au développement de la recherche au sein des écoles d’art. Interrogé par David Martens, il revient sur l’histoire et les enjeux de ces transformations.
David Martens – Tu enseignes depuis de nombreuses années dans une école d’art à Bruxelles. Tu as pu observer les mutations de ce contexte d’enseignement en Bel- gique, et particulièrement de l’intégration, il y a quelques années, de la dimension « recherche ». Davantage, tu t’es trouvé personnellement impliqué dans les tractations institutionnelles et politiques qui ont conduit à la situation actuelle. Peux-tu nous expliquer comment tu as été amené à t’intéresser d’aussi près à ces questions et retracer l’histoire de cette transformation ?
Bruno Goosse – Souvent, il suffit d’être à un endroit à un moment donné (peu importe qu’il soit qualifié de bon, mauvais ou qu’il ne soit pas qualifié). Ce fut mon cas. Mais selon moi, la question de la recherche dans les écoles d’art est bien antérieure au moment que tu évoques. Mon intérêt pour cette question trouve sa source dans une résistance à un projet politique : à la toute fin du 20e siècle, l’Enseignement supérieur « général » de la Fédération Wallonie- Bruxelles ayant été réformé et doté d’une nouvelle législation, celle, disparate, des écoles supérieures de Musique, de Théâtre, de Cinéma et des Arts plastiques était progressivement devenues obsolète. L’Enseignement artistique supérieur devait être réformé et le Ministre de l’Enseignement de l’époque (Willam Ancion, Ministre de l‘Enseignement supérieur de 1997 à 1999) voulait inscrire ces écoles dans la nouvelle structure qui n’avait pas été pensée pour elles. Cette absorption dans un cadre existant et inadéquat était interprétée par les acteurs de terrain, à tort ou à raison, comme la fin de l’enseignement artistique. Les écoles d’arts n’en voulaient pas. Certains artistes-enseignants, dont je faisais partie, se sont mobilisés pour convaincre les parlementaires ( en particulier Françoise Dupuis, qui deviendra, à l’issue de ce travail parlementaire, la Ministre de l’Enseignement supérieur de 1999 à 2004 ) que l’enseignement artistique supérieur devait être indépendant des Hautes Écoles et des Universités (les deux structures dominantes d’enseignement supérieur) et doté d’une législation propre. Pour ce faire, il fallait définir les missions de cet enseignement de telle manière que les différentes disciplines s’y retrouvent (musique, cinéma, arts plastiques, théâtre…) et il fallait que ces missions montrent que cet enseignement ne pouvait pas prendre place au sein des deux structures existantes.
Ont donc été écrites par ce petit groupe d’artistes-enseignants, approuvées par les parlementaires, et finalement votées sous la forme du décret relatif à l’enseignement supérieur artistique le 17 mai 1999 les missions suivantes :« Article 3. – § 1er. L’enseignement artistique dispensé dans l’enseignement supérieur se doit d’être un lieu multidisciplinaire de recherche et de création dans lequel les arts et leur enseignement s’inventent de manière indissociable. Les arts qui s’y développent sont non seulement envisagés comme productions sociales mais également comme agents sociaux qui participent à la connaissance, à l’évolution et à la transformation de la société. En prise sur les leçons des arts passés et contemporains, sur la pensée et les sciences, l’enseignement de l’art est prospectif, il stimule l’ouverture au futur, à l’inédit. ». D’emblée, recherche et création étaient liées, mais aussi distinguées. De plus, j’attire ton attention sur le fait que les intentions étaient surtout de se garantir une autonomie structurelle ; il n’y avait donc pas de volonté d’intégrer la recherche (en tant que domaine qui lui serait extérieur) à l’enseignement de l’art mais plutôt de décrire ce qu’est cet enseignement, ou ce qu’il devrait idéalement être.
Par ailleurs, 1999 est aussi l’année de la rédaction de la déclaration de Bologne qui promeut la création de l’espace européen de l’enseignement supérieur. La déclaration ne cite pas une seule fois le mot recherche et cet espace européen de l’enseignement supérieur ne sera effectif qu’en 2010, lorsque, par la déclaration de Budapest et Vienne, tous les Ministres de l’Enseignement supérieur européens s’y engageront.
Il ne faut donc pas croire que la rédaction des missions de l’enseignement supérieur artistique résulte de l’adaptation d’une norme supérieure. Il s’agit au contraire de réflexions et de formulations venues du terrain et inscrites dans le décret par un improbable concours de circonstances dont je viens de parler.
DM – Mais de quelle façon la recherche était-elle concrètement envisagée dans ce contexte ?
BG – Dans l’esprit des rédacteurs des missions, il s’agissait surtout de penser la recherche comme un lieu d’investigation théorique en considérant que la théorie est différente si elle est conduite par celles et ceux qui développent une pratique artistique. Le but était alors notamment de permettre aux artistes diplômés des EsA la poursuite de leur formation en mettant en place une formation doctorale spécifique. Puisque seules les Universités délivrent des doctorats, a donc été mise en place une formation doctorale particulière, en « art et science de l’art », à double direction : artistique (prise en charge par les EsA) et théorique (prise en charge par les Universités). Dans les 10 premières années de ce siècle, dans les EsA, pour beaucoup, la recherche, bien que menée par des artistes, était alors plutôt théorique et universitaire. Ce que l’on entendait par recherche était toujours lié à la science. Néanmoins, certains artistes- enseignants s’opposaient à cette conception de la recherche. Ils considéraient que l’art, puisqu’il s’invente en se faisant, est, par « essence », une recherche. Enfin, d’autres envisageaient la recherche comme un travail préparatoire à l’élaboration d’une œuvre, comme dans l’industrie où une phase de recherche précède la phase de développement puis de fabrication : ce ne sont que des recherches, il ne faut pas les regarder comme des œuvres.
Ces trois acceptations du mot recherche coexistaient alors aux sein des EsA. Une quatrième conception n’avait pas encore vraiment émergé, celle qui consiste à observer une pratique artistique qui présente suffisamment de points communs avec la pratique de la recherche scientifique pour qu’on puisse la nommer recherche.
DM – Tu traces une ligne de partage entre la prise de décision institutionnelle, qui propose aux écoles d’art certaines formes de recherche, et une pratique artistique effective de recherche, qui s’est développée indépendamment de cela.
BG – Oui, parce que la pratique artistique effective de recherche a précédé son institutionnalisation. Et qu’il faut, de plus, la distinguer des impératifs institutionnels qui conduisent à rabattre la recherche sur le seul doctorat, quel que soit ses qualités, voire ses proximités avec cette dernière.
En 2009, je me suis retrouvé, un peu par hasard, la cheville ouvrière d’un Conseil jouant le rôle d’interface entre les Écoles supérieures des Arts et le Gouvernement. Nous étions plusieurs à constater de nombreuses similitudes structurelles entre certaines pratiques artistiques (artiste en ethnographe, artiste enquêteur, artiste historien amateur, etc…) et ce qui se nomme la recherche scientifique, aussi, nous souhaitions mettre la question de la recherche artistique à l’agenda du Conseil. Mais les résistances étaient nombreuses.
Au sein des Écoles elles-mêmes, le spectre de la recherche universitaire faisait craindre à certains qu’elles y perdent leur souveraineté et leur autonomie. Les Universités ne voyaient pas d’un bon œil que les Écoles d’art revendiquent de faire de la recherche alors qu’elles s’estimaient les seules habilitées à les mener. Le Ministre de la recherche n’avait pas envie de se retrouver avec une demande de financement en plus, aussi nous a-t-il proposé de nous adresser à la Ministre de la culture.
Pour sortir de ces difficultés, nous avons porté la question dans la sphère publique en invitant des artistes chercheurs de différents pays et différentes disciplines à parler de leurs recherches artistiques devant des représentants des EsA, mais aussi devant des représentants de la recherche universitaire (il fallait les rassurer, nous n’étions pas sur leurs plates-bandes), du Fond National de la Recherche Scientifique (ces projets institués à l’étranger y étaient sou- tenus financièrement), tout en impliquant les Ministres de la Recherche et de l’Enseignement supérieur. Le colloque intitulé Einstein/Duchamp, et après ? La recherche dans l’enseignement supérieur artistique, s’est déroulé les 28 et 29 novembre 2012 au Palais des Académies, à Bruxelles. Joëlle Tuerlinckx, Angela Vettese, Peter Sinclair, Anne-Catherine Sutermeister, Mark Lewis, Mick Wilson, Yolande Padilla, Bojana Cvejic y ont partagé leurs pratiques.
Le colloque a permis de rendre visible l’existence de pratiques artistiques de recherche et leur reconnaissance comme telles dans certains pays. Étonnamment, ces recherches sont parfaitement compatibles avec ce qui a été indiqué dans les missions de l’Enseignement supérieur artistique en 1999. Les recherches en art existaient. Il nous fallait alors construire la possibilité de leur soutien afin qu’elles irriguent l’enseignement artistique.
Pour soutenir la recherche en art au sein des Écoles supérieures des Arts, vu leur taille modeste, nous avons créé une structure qui regroupe toutes nos institutions : l’association art et recherche, A/R (2014). A/R a pour mission de favoriser et développer la recherche en art, la soutenir, et la disséminer.
Comme nous étions témoins des convergences des méthodologies, il nous parais- sait évident que nous devions construire le processus d’identification, de soutien et de dissémination de la recherche artis- tique sur un modèle comparable à celui de la recherche scientifique. Pourquoi les Pouvoirs publics subventionnent-ils la recherche scientifique ? Là aussi, la littérature grise est intéressante à consulter.
En 1999 (encore), l’UNESCO a organisé une importante Conférence mondiale sur la science afin de susciter le renforcement de l’engagement de ses États membres en faveur de l’enseignement des sciences et de la recherche-développement qui a abouti à la Déclaration sur la science et l’utilisation du savoir scientifique. 1800 délégués représentant 155 pays, s’y sont rendus. Le but était d’encourager le financement public de la recherche scientifique à côté de son financement privé. Ce faisant, la déclaration précise les buts de la recherche scientifique financée par les Pouvoirs publics : la compréhension du monde, la préservation de la planète, la réduction des inégalités, le bien-être des populations ; en les distinguant des buts de la recherche scientifique financée par le secteur privé : le développement socio-économique.
Nous voyions que la recherche artistique participe pleinement à cet effort de compréhension du monde, produisant elle aussi une forme de savoir, un bien commun, qui enrichit la société, que l’on peut distinguer de pratiques conduisant à produire un objet artistique qui « enrichit » ou « appauvrit» un collectionneur par exemple. D’où la construction d’une analogie.
Puisque les chercheurs scientifiques reçoivent un salaire pour financer le temps qu’ils consacrent à leur recherche, nous devions penser un dispositif qui permette de verser un salaire aux artistes-chercheurs. Puisque les chercheurs scientifiques répondent à des appels publics, les chercheurs artistiques répondront égale- ment à des appels publics construits d’une manière similaire.
Les projets de recherche scientifique sont évalués par des pairs, le plus souvent en double aveugle. Le but est d’éviter les biais de connivences ou de divergences voire d’inimitiés. Cependant, il nous paraissait difficile d’évaluer des projets de recherche artistique sans rien savoir des travaux de l’artiste-chercheur, notamment parce que les savoirs produits ne visent pas à une neutralité universelle mais sont rigoureusement situés, dans un ici, un maintenant, un contexte, un faisceau d’histoires, voire un champ sensible. Par ailleurs, il est très difficile de maintenir l’anonymat du ou des artistes-chercheurs, car souvent, les formes que prennent les propositions sont reconnaissables. Aussi, afin d’éviter le biais de la connivence ou de son inverse, le système d’évaluation auquel nous réfléchissions sera également double et nous créerons une distance nécessaire entre évaluateur ou évaluatrice et chercheur ou chercheuse. Ainsi, chaque projet de recherche artistique déposé pour un financement sera « porté » par une EsA et comme chaque EsA ne pourra en porter qu’un certain nombre, elles procéderont à une première évaluation. Puis un comité artistique international évaluera les projets pré-sélectionnés par les EsA. Il est constitué de personnalités de chaque discipline enseignée dans les EsA mais sans aucun lien avec ces dernières. Certes, le choix de ces personnalités est crucial et difficile.
DM – La Belgique n’est pas le seul pays où la dimension de la recherche a été intégrée aux écoles d’art. Quelles seraient à ton avis les spécificités de la Belgique francophone sur ce plan ?
BG – Effectivement, il existe une recherche en art dans nombreux pays, c’est d’ailleurs ce que le colloque Einstein/Duchamp, et après ? mettait en évidence. Chaque situation est différente. Dans certains pays, l’enseignement de l’art est intégré aux universités. Dans d’autres pas. Parfois les deux filières coexistent. Cela change beaucoup la manière dont la notion de recherche est comprise. Mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’une nouvelle mission confiée aux écoles d’art. Tu connais la question formulée en 1990 par Georges Didi-Huberman, au sujet de l’invention de l’histoire de l’art à la Renaissance. Est-ce l’histoire, en tant que discipline, qui s’est donné l’art pour nouvel objet ; ou est-ce l’art qui s’est doté d’une histoire ? Ce double mouvement a eu pour corollaire une autonomisation de l’art aujourd’hui problématique. On pourrait sans doute formuler la question de la recherche en art d’une manière similaire : d’une part, la recherche, en tant que pratique instituée, élargit son champ au point d’y intégrer l’art ; d’autre part, l’art, par de nouvelles manières de pratiquer, s’intéresse au monde et tente d’en rendre compte comme la recherche scientifique peut le faire. Ce qui est spécifique à la Belgique francophone, c’est ce dispositif de soutien conçu comme analogue à celui de la recherche scientifique, pensé en lien avec l’enseignement artistique, mais pas uniquement en son sein, accessible à des artistes sans condition de titre académique dont je viens de parler. En 2016, l’association que nous avions créée a reçu une subvention « destinés à financer des projets de recherche en art qui auront été soumis par des artistes ou collectifs artistiques et qui auront été sélectionnés par le comité artistique de l’Asbl Art-Recherche. » Le dispositif de sou- tien à la recherche artistique a donc pu se mettre en place. Dans un but de pérennisation, quelques années plus tard, il a été intégré au FNRS (Fonds National de la Recherche Scientifique) sous la forme d’un fonds spécial, donc indépendant, intitulé FRArt (Fonds de la Recherche en Art).
Le Fonds National de la Recherche Scientifique doit se conformer à certaines normes internationales qui garantissent qu’il remplit bien ses missions de soutien à la recherche scientifique avec toute l’exigence requise, que ce soit en terme de respect de la plus grande objectivité possible en matière d’attribution des budgets ou de validation de méthodologies et de résultats. Nous ne nous étions pas intéressés à ces procédures puisque nous avions inventé celles qui nous semblaient les plus adéquates à notre objet. Pourtant, il n’y a pas eu de souci majeur pour intégrer le FNRS. Le parallélisme que nous avions établi entre la recherche scientifique productrice de savoirs nouveaux et la recherche artistique productrice également de savoirs nouveaux, qui n’empêche nullement les différences, a permis, selon moi, son intégration sa reconnaissance institutionnelle.
Classement diagonal / diagonal listing, 2016-2018. Détail. Comparaison formelle : parfois, simple effet de cadrage, elle permet de considérer de manière similaire une bute à valeur de monument, et un tas de terre à valeur de matériaux.
DM – Puisque tu parles de comparaison, continuons de comparer. Si on part du principe que recherche universitaire et recherche en art produisent du savoir (est ce, d’ailleurs, systématique en art, ou simplement possible, sachant qu’en recherche, c’est la seule finalité (ou la principale, disons…), dans quelle mesure ces savoirs se recoupent-ils et quelles seraient les spécificités respectives de ces savoirs ?
BG – La comparaison entre des situations me semble en effet essentielle pour y com- prendre quelque chose. C’est notamment en comparant deux situations que l’on peut se rendre compte si une situation est juste ou injuste. La comparaison permet l’action dans le champ politique. C’est en comparant que l’on mesure que certains bénéficient de privilèges et d’autres pas. Marcel Mauss considérait la comparaison comme « unique instrument » de savoir, car les sciences sociales ne disposent pas d’outils d’expérimentation comparables à ceux qui sont mobilisés dans les sciences de la nature.
Peut-être que ce que la recherche artistique vient déplacer dans le champ de la recherche n’est pas très différent de ce que la recherche en sciences sociales est venue déplacer dans la recherche en sciences de la nature. S’il est difficile de parler des spécificités du savoir produit par la recherche artistique, c’est qu’il s’agirait encore de recourir à des catégories générales pour le qualifier. Or, c’est bien cette généralisation abstraite qui est remise en cause au profit d’un ancrage dans une situation particulière, un matière sensible particulière, liée à des contextes qu’il y a lieu de déplier.
Classement diagonal / diagonal listing, 2016-2018. Détail. Comparaison plus lointaine, proximité formelle légère. Entre le Panorama et une vitrine du musée de Tervuren, entre la spectacularisation d’une bataille et de la colonisation, c’est un autre récit qui établira le lien entre d’une part Dumoulin auteur du Panorama mais aussi fondateur et président de la Société coloniale des peintres français, et d’autre part Léopold II et la vitrine de son entreprise coloniale à Tervuren.
DM – Tu l’évoquais, l’un des traits propres au savoir universitaire, de nos jours, réside dans une évaluation systématisée par les pairs. Il n’en va pas de même pour les mondes de l’art. Comment l’expliques-tu et, selon toi, cela ne limite-t-il pas fortement la possibilité de rapprocher ces domaines sur le plan de la recherche ?
BG – Effectivement, il y a une différence. On pourrait affirmer que l’évaluation de l’art est encore plus systématique que celle du savoir universitaire, ne fût-ce que parce que cette tâche n’est pas limitée aux pairs, mais est partagée par l’ensemble du public. Mais, il est exact qu’on ne parle pas exacte- ment de la même chose, qu’il y a une incertitude quant à cette évaluation qui parfois confine à la relativité. Aussi revenons à l’exemple concret du dispositif que nous avons mis en place.
Distinguons d’abord deux moments d’évaluation. Le premier moment consiste à évaluer un projet de recherche afin de le soutenir financièrement, et donc le rendre possible, ou pas. Le second moment est l’évaluation des « résultats » de la recherche.
Le premier moment est lui-même divisé en deux étapes. Après l’évaluation de l’EsA, un comité constitué de personnalités de chaque discipline enseignée dans les EsA mais sans aucun lien avec ces dernières évalue les projets. Le choix de ces personne est crucial et délicat. Il ne s’agit pas toujours de pairs dans le sens que l’on rencontre dans la recherche universitaire, c’est à dire de personnes qui elles-mêmes développent des recherches artistiques. Il s’agit surtout, comme dans le monde de l’art, de personnes compétentes qui occupent une fonction institutionnelle à la fois légitimée et légitimante. Comme cette évaluation décide de la possibilité de mener une recherche l’évaluation demande une éthique rigoureuse et une grande transparence quant aux critères retenus et à leur application.
Le second moment, l’évaluation des résultats de la recherche, repose, dans le champ universitaire, sur des communications, orales ou écrites, soumises à la discussion et à la vérification des pairs. C’est seule- ment sur base de cette vérification que l’on peut parler de savoirs nouveaux.
Or, la recherche artistique se situe, selon moi, en dehors du champ de la vérification à proprement parler. La recherche artistique vient indiquer que si tout savoir est potentiellement soumis à discussion, tout savoir n’entre pas nécessairement dans le champ de la vérification. Mais rien n’empêche de discuter des résultats. Et peut- être devrions-nous favoriser des espaces et des formats de discussion qui introduiraient une dimension contradictoire qui fait peut-être aujourd’hui défaut.
Dans le dispositif mis en place, la dissémination des recherches est prise en charge par une revue annuelle (A/R), distribuée gratuitement dans les EsA. Chaque projet de recherche soutenu y est présenté sous forme d’un entretien.
DM – Quel est à ton avis le bénéfice que les écoles d’art peuvent tirer de l’intégration de ce volet recherche dans leur cursus ? Puisque tout ceci te paraît un enjeu de com- paraison, sachant que l’on parle également de recherche-création du côté académique, dans les universités, que des postes sont créés dans ce domaine (à Paris VIII par exemple), quelles seraient les différences et les similitudes avec ce qui se joue dans les écoles d’art ? Et quel bénéfice particulier l’université cherche-t-elle sur ce plan en jouant cette carte ?
BG – Si on peut tomber d’accord sur le fait que les savoirs universitaires visent à une certaine universalité, alors que les savoirs issus de la recherche artistique sont toujours ancrés dans les réalités de celles et ceux qui les produisent, alors, on voit, me semble-t-il comment les uns et les autres ont intérêt à se prendre en compte. L’université y gagne une incitation à lutter contre la tendance universaliste de la science qui ne peut s’atteindre qu’en négligeant et annulant ce qui serait trop particulier. Alors que la recherche dans les écoles d’art permet de résister à la tendance individualiste de sa formation (demande implicite ou explicite que l’étudiant.e construise ou trouve sa manière singulière de faire de l’art, évaluation de ses productions, justification et défense de ses choix…) en développant une attention systématique au monde, en encourageant les approches collectives et en tout cas les articulations à d’autres recherches.
DM – Comment cela se passe-t-il pour les étudiants qui sont dans ce cas de figure : on a souvent observé, je crois, et en espérant ne pas trop schématiser, qu’ils sont soit forts en art, soit en «science», mais que les deux ne vont pas si souvent bien ensemble. Qu’en est-il d’après ce que tu as pu observer ?
BG – Jusqu’ici je parlais de recherche artistique, ta question concerne les formations doctorales. En Belgique francophone, la double direction de la thèse (théorique et artistique) avec deux directeurs de thèse (universitaire et artiste-enseignant) instaure une coupure que le travail de la thèse devrait parvenir à suturer. L’enjeu, qui peut être passionnant, est d’inventer à chaque fois le type d’articulation possible entre les deux approches. Parfois, ça ne fonctionne pas très bien et on peut aussi se retrouver avec deux objets distincts, ce qui pourrait conduire à questionner la valeur de l’un par rapport à la valeur de l’autre, comme tu le fais. Mais on constate de plus en plus une ouverture de l’université, ou plutôt de certains universitaires à la possibilité de la recherche-création, créant dès lors une interprétation du dispositif initial plus fluide et plus finement articulée. Chaque situation est différente. Et il vaut mieux décrire une situation précise que de répondre en généralisant. Décrire précisé- ment et comparer plutôt que de simplifier les situations pour les faire entrer dans des catégories générales. J’ai l’impression que l’on en revient toujours à ça.
DM – Tu développes toi-même une pratique artistique, largement fondée sur des recherches, documentaires notamment. Lors d’un colloque auquel tu as pris part en 2019, à Cerisy, après ton intervention qui consistait en la lecture performée d’un texte de ton travail sur Waterloo, l’historien de la photographie Olivier Lugon, qui me semble un chercheur de premier plan au sens universitaire, se disait épaté en ce que la facture de ton discours n’était pas du tout académique, pas plus que tes méthodes, mais qu’il se retrouvait parfaitement dans ta recherche malgré tout. Cette part de recherche dans ta propre artistique, comment l’envisages-tu ?
Classement diagonal / diagonal listing, 2016-2018. Détail. Comparaison de l’amateurisme réjouissant du spectacle d’enfants re-jouant la théâtralité des débats de la chambre des représentants lors du vote de la loi de protection du champ de bataille de Waterloo (1914), et l’obsession historique du détail du reconstitueur dont l’intérêt pour cette histoire vécue va jusqu’à considérer qu’ainsi vêtu il est le personnage historique.
BG – Oui, dans mon souvenir, l’intervention d’Olivier Lugon pointait une différence dans la forme, qu’il trouvait plus libre que ce qu’il s’autorisait et qu’il disait enviable, tout en reconnaissant la rigueur du respect des faits. Les exemples qui appuyaient son intervention concernaient une déhiérarchisation des éléments convoqués : je don- nais autant d’importance aux choses qui paraissent accessoires, voire totalement anecdotiques, qu’à celles qui apportaient des informations qu’on pouvait de prime abord juger plus importantes. Mais petit à petit les relations entre les anecdotes, les digressions et les faits devenaient ce qui donnait une consistance à l’exposé. Il s’agit de privilégier une logique de l’atten- tion sur une logique de l’intention. Et c’est très exactement ce que je tente de montrer avec cette longue description d’une histoire institutionnelle conduisant au soutien de la recherche en art en Belgique. Il n’y a pas eu d’intention forte. Si le mot recherche a été écrit dans les missions de l’enseignement supérieur artistique dès 1999, ce n’était pas avec l’intention d’implémenter une forme de recherche universitaire (ou autre) dans les écoles d’art, c’était simplement une description de ce que les écoles faisaient comme travail et le but était d’abord de garantir l’autonomie des École d’art.
Au cours de la période décrite, ma pratique artistique s’est modifiée. Avant mon investissement dans la politique institutionnelle, ce travail était essentiellement formel. Il était question d’empreintes. Empreintes issues de l’écrasement de peinture entre un tube d’aluminium de section carrée et une feuille de plexiglas. L’empreinte est toujours double, elle apparaît dans sa division, une part sur le plexi, une autre sur l’alu. Il n’y a pas de prévalence de l’une sur l’autre. (Pas une matrice et une empreinte, pas le don d’une forme à une matière).
Quelque chose se joue du côté de l’échange. Échange de places, échange de positions, échange des différences. L’appareillage deux par deux des empreintes vient montrer que ce qui est ici maintenant a été là auparavant ; que ce qui se voit double n’est que moitié, a été une seule et même chose, mais en même temps que cette chose une n’a jamais existé en tant que présentée.
Rapport de force VII, 1998. Peinture acrylique, plexiglas, tubes d’aluminium, vis. 60 X 80 X 10,3 cm. (Plaque de plexiglas de 3 mm d’épaisseur maintenue par 3 tubes d’aluminium d’une section carrée de 5 cm qui sont soit vissés sur elle, soit entre eux. Des empreintes de peinture grise se trouvent à la fois sur les tubes et sur l’une ou l’autre face du plexi. Chaque empreinte est double: une part sur le plexi, une autre sur le tube. La pièce peut être accrochée dans toutes les positions.
Relire 20 ans plus tard ces lignes est amusant pour l’artiste qui s’est retrouvé à travailler dans un cabinet politique puis est retourné à sa place d’artiste tout en s’interrogeant sur l’intérêt qu’il avait trouvé à cette confrontation à un autre univers.
Après ce passage par le travail politique, réaliser des objets dont la fonction est d’être accrochés à un mur, ne me semblait plus très pertinent. Alors que le principe de la comparaison, qui était déjà à l’œuvre dans le travail formel, est devenu le cœur de la pratique artistique, tout en étant également au fondement de la dynamique développée par le travail politique.
DM – Dans cet entretien, nous produisons des connaissances : un point de vue d’un chercheur sur un sujet, par quelqu’un qui a pu observer et a même joué un rôle dans la mise en place d’une réforme institutionnelle sur ce sujet. Ce n’est pas une prise de position ou une proposition artistique (enfin, il me semble…). Pourtant, ce n’est pas non plus de la recherche au sens universitaire du terme. Lors de tes échanges avec le directeur de la revue, Jérôme Glicenstein, tu lui a exprimé ton embarras de devoir en passer par un discours universitaire, soumis au principe de l’évaluation en double-aveugle, préférant une autre formule, qui a fini par être celle de l’entretien. Dans quelle mesure ce désagrément dans lequel tu t’es trouvé pour répondre à cet appel de la revue Marges, sur un sujet que tu connais et pratiques pourtant depuis un quart de siècle, n’est pas la résultante de l’enjeu dont nous parlons depuis le début, de cette ligne de faille, malgré tout, entre les modes et normes de la recherche universitaire et ceux propres à la démarche artistique… ? Je me permets de te poser cette question car, avant que nous ne convenions de réaliser un entretien, tu avais rédigé un texte dans lequel tu proposais un témoignage dans lequel alternaient les considérations sur l’histoire de l’intégration de la recherche dans les écoles d’art (un point de vue analytique et historique, disons, situé puisque le texte relevait du témoignage) et une réflexion sur ta pratique, dans une forme qui me semblait traduire l’oscillation que j’évoquais il y a un instant.
BG – Effectivement ce n’est ni une prise de position ni une proposition artistique mais bien un témoignage. Il s’agit de la description d’une situation de départ et de son évolution. Mais il me semble que la tentative de description d’une histoire, en essayant de rester au plus près des faits, en se méfiant des réinterprétations ultérieures à la lumière des débats actuels est ici un enjeu. Notamment parce qu’on raconte déjà l’histoire autrement, à partir d’une généralisation qui n’est pas erronée, mais qui donne l’impression qu’elle est cause d’une situation alors qu’elle ne lui est que coexistante.
Cette description et les éventuels savoirs qu’il serait possible d’en tirer (ou pas) ne repose que sur le déroulé précis des événements et sur leur choix. L’évaluation n’est pas en soi un problème. Est-ce intéressant pour d’autres que moi ? Y a-t-il un savoir à retirer de ce partage d’expérience ? Ce savoir est-il mobilisable par d’autres ? Je n’ai pas de réponse à ces questions.
Une évaluation par des pairs est souhaitable. Mais ce qui me posait problème, c’est de considérer que le résumé seul pourrait être évalué ou que toute proposition pouvait se présenter « sous la forme d’une problématique résumée ». Car le résumé est bien une manière de diminuer l’importance de la situation au profit d’un contenu qui, dès lors s’éloigne du contexte dans lequel il a émergé. On dit que le diable se cache dans les détails. Je n’ai jamais compris la dimension diabolique des détails. Le monde n’est-il pas fait que de détails auxquels on manque parfois d’attention ?
Extinction des feux, détail, exposition « Là où je me terre », ISELP, Bruxelles, 2023, sous le commissariat de Mélanie Rainville. Photo ©JJSEROL.
Entretien publié dans la revue Marges 39, recherche-création, 2024